interview
Bojan Z
Propos recueillis par Stéphane Barthod
le 15 décembre 1999
Bojan Z (Zulfikarpašić), musicien français d'origine yougoslave, est en résidence en Basse-Normandie pour 3 ans. Une occasion rêvée pour découvrir ce remarquable pianiste sous toutes ses facettes. Il nous raconte ici son parcours musical depuis ses débuts en Yougoslavie jusqu'à son arrivée en France...
Comment s'est passée ta découverte du jazz en Yougoslavie ?
Pour moi, c'est plutôt un apprentissage oral de la musique qui est venu d'une manière parallèle à l'éducation dite « classique ». J'ai commencé les études de piano classique quand j'avais cinq ans, et j'ai eu mon premier disque des Beatles quand j'avais six ans. A partir de ce moment-là, c'est vraiment un parcours parallèle, où d'un côté il y a effectivement la partition, suivre chaque note à la lettre, travailler les gammes, et de l'autre côté se défouler en faisant trois accords. Avec mon frère, on était des vrai fans des Beatles et je ne regrette pas une seule seconde cette période-là Même aujourd'hui, quand je mets n'importe quel disque des Beatles, je trouve ça intouchable, très inventif et très riche. En développant les deux côté : classique, l'apprentissage de la musique dite savante, et la musique dite non savante, en passant par les Sex Pistols ou les Rolling Stones, il était logique que je me retrouve un peu dans ce qu'on appelait la fusion. Surtout la fusion de la fin des années 60, 70, Weather Report, Keith Jarret, Chick Corea, Herbie Hancock : j'y retrouvais tous les éléments des musiques que j'aimais, énormément d'éléments de la musique classique, de la musique noire américaine, de la musique rock.
Dépasser les préjugés
Mais le terme de Jazz ne m'inspirait pas énormément, parce que j'ai fait une assimilation de ce mot avec l'uniforme, du genre big band de Glenn Miller, et l'image esthétique qui était liée pour moi au mot jazz ne me correspondait pas. C'est un peu la manière dont les médias présentaient ça, par exemple l'image de Louis Armstrong (pas sa musique) était faite pour dégoûter un jeune musicien, le fait de représenter ça comme la musique du passé. Hors c'était complétement faux, en écoutant la musique elle-même on retrouve justement tous les éléments qui sont à la source de ce que j'aimais. Il m'a fallu traverser quelques blocages esthétiques et quelques préjugés, et au bout d'un certain temps, comme j'étais très intéressé par les claviers, les synthés (plus il y avait de boutons, plus ça brillait et mieux c'était !), je me suis rendu compte quand j'ai commencé à jouer un peu avec des groupes locaux, que je ne savais finalement pas vraiment jouer du piano. Pour moi, c'est toujours un instrument à part des autres claviers, il faut « aller au charbon », « couper le bois », il faut le travailler, l'entretenir, découvrir la manière d'obtenir le son, c'est un instrument pour la vie, exigeant. Je me rappelle d'un moment à quinze ans où je me suis dit que je n'étais peut-être pas le plus grand du monde, que je ne savais pas tout ce qu'il y avait à savoir et que je ferais bien d'aller dans une direction qui m'a été un peu indiquée par les musiciens de jazz que j'ai rencontré entre-temps. À partir de ce moment-là, j'ai décidé d'abandonner mes disques de fusion pendant un certain temps et me mettre au jazz. Je suis tombé sur des disques du quintette de Miles avec Red Garland, Coltrane… je me rappelle, au premier contact, je détestais le son, les balais, ça n'était pas le son de la batterie pour moi, la trompette avec la sourdine, ça me perçait les oreilles… les réflexions d'un petit con quoi ! (rires). En même temps, on peut l'expliquer par l'habitude d'un autre son, un gros son, la batterie aux baguettes, etc.
Ce qui était bien, c'est que rapidement, je me suis retrouvé dans un groupe structuré, à jouer cette musique. Ça ma donné très vite l'occasion de voir toutes les finesses de la communication musicale qu'il faut connaître afin de ne pas se répéter, être inventif, se débarrasser de tous les réflexes que les musiciens peuvent avoir installés au bout de quelques années de pratique instrumentale. Dès que je refaisais la même chose, tous les autres musiciens se retournaient et me regardaient un peu méchamment. Il y a donc un jeu qui est un peu plus fin que dans les autres musiques, il n'y avait pas cette envie de répéter en permanence la même chose et de s'en contenter, comme en classique ou en rock. À partir de ce moment-là, j'ai commencé à voir les nuages noirs s'ouvrir, un nouvel espace s'est ouvert pour moi, où je me suis un peu libéré de cette prison estétique d'adolescent, et je me suis jeté dans cette musique corps et âme, j'ai commencé à l'étudier en l'écoutant et en la jouant avec les copains musiciens de Belgrade. Il me faisaient de « blindfool tests », il fallait retrouver tous les musiciens qui jouaient sur un disque, en quelle années c'était produit, enregistré par qui… Un des copains déjà présents à cette époque était le bassiste qui joue sur mon dernier disque. En fait, des choses tout-à-fait ordinaires pour un musicien de jazz. Pour la plupart des musiciens de jazz que j'ai rencontré par la suite, qu'il s'agisse de Tony Rabeson, Henri Texier ou d'autres, c'est le fond commun, les disques incontournables qu'il faut connaître par coeur, le son d'Elvin Jones par rapport à Philly Jo Jones, la base nécessaire. À Belgrade, j'ai donc trouvé une famille de musiciens de jazz assez rares, mais c'était considéré comme une musique un peu marginale, et ça aussi allait très bien avec mon état d'esprit de l'époque : manteau noir, casquette, on jouait la musique que les jeunes filles ne viennent pas écouter… Donc, incompréhension totale de la part de mes copains à l'école, mes parents qui aimaient le jazz mais pas le style de vie que j'ai emprunté à ce moment-là, tous les soirs dans les clubs à fumer jusqu'à six heures du matin, parce que le jazz était arrêté un peu dans cette image-là à Belgrade : pas de festival, un ou deux clubs seulement, et la clique des musiciens qui passaient d'un club à l'autre. En fait je suis très rapidement entré dans ce monde des musiciens locaux, non pas parce que je jouais monstrueusement bien, mais parce qu'il n'y avait que deux pianistes, et j'étais le « numéro 2 ». Celui qui avait toutes les affaires me passait celles qu'il ne pouvait pas faire. En même temps, pour moi, cette période était très importante pour l'apprentissage de cette musique, parce qu'au lieu d'aller à l'école le matin, je partais vers l'école, je descendais quelques arrêts de bus avant, j'allais chez les copains trompettistes, je les réveillais et on écoutait de la musique toute la journée… Je n'étais pas un très bon élève, ça va de soi, même s'il s'agissait d'une école de musique. Déjà là, par rapport à une école classique, le jazz était complètement rejeté, comme musique qu'on joue dans les bars à putes, etc. Le classique, très vite, j'ai abandonné la pensée de passer des mois et des mois à préparer un morceau écrit par quelqu'un d'autre, même s'il s'agit d'un génie, je préférais de loin écouter des versions de ceux qui ont décidé de consacrer leur vie à pouvoir interpéter cette musique de manière formidable, mais je ne m'y suis personnellement pas retrouvé.
En route pour les États-Unis
Le problème quand même à l'époque, c'était ce que j'allais devenir… le jazz n'était pas un « métier sérieux ». Jusqu'au jour où, en 1986, j'ai eu une bourse de la part des américains, qui offraient cela à un musicien jeune (jusqu'à 18 ans) jouant du jazz. À l'époque, il y en avait assez peu en Yougoslavie. Je suis donc parti aux États-Unis : grande découverte ! Comme si on ouvrait les fenêtres dans une chambre en faisant un grand courant d'air ; j'ai découvert que cette musique pouvait être jouée devant 2000 personnes sans aucun problème, qu'il y a plein de jeunes filles dans le public aussi qui semblent intéressées, et en même temps ça me consolidait un peu dans l'idée que cette musique est la plus belle du monde. Pas seulement la musique mais également des règles du jeu, la liberté et tout ce qui allait avec. Ça ne veut pas dire que je pensais que tu es le maître deu monde en jouant du jazz aux États-Unis, bien au contraire. Les jeunes musiciens américains avec lesquels je jouais passaient en fait leurs journées à écouter Madonna et Bon Jovi, et de la même manière qu'ils écoutaient ça, ils jouaient de la trompette, des standards… c'est une culture très très peu profonde. Je me suis retrouvé en fait quand j'étais là-bas à jouer avec les profs parce qu'il était évident dans ce que je jouais que je connaissais tous les disques, tous les solos par coeur. Du coup je me suis retrouvé à jouer tous les jours. Comme je suis resté deux mois dans cette école, c'était une très bonne expérience parce que je faisais cette musique là-bas, d'où elle venait ; à l'époque j'étais complètement orienté vers le jazz américain. En revanche, je n'ai pas trop accroché à la mentalité et au mode de vie. Ayant mon service militaire à effectuer, je suis revenu le faire en Yougoslavie en 1987. J'avais quelques mois de libres avant de faire mon service ; j'ai regardé le panorama des possibilités, et en fait j'avais fait tout ce que je pouvais faire en tant que jeune musicien de jazz, j'avais la place de pianiste du Big Band de la radio de Belgrade, le « top »… un peu marée basse, j'étais avec tout mon enthousiasme, entouré des vieux mecs qui me regardaient de travers, d'un air de dire « vas-y, vas-y, tu vas te décourager très vite. » Pas vraiment un milieu favorable pour te faire avancer. A partir de là, c'était évident pour moi après le séjour aux États-Unis qu'il faudrait que je sorte de là.
Mais j'ai fait mon service militaire au cours duquel j'ai dû accepter la culture que je rejetais complètement, la musique folklorique que je détestais. Là, pour garder le contact avec l'instrument, j'ai accepté d'être le chef de l'orchestre qui jouait tous les soirs la musique des bals pour les officiers, ce qui était tout de même pour un soldat une place très privilégiée. Finalement, ça a été une très bonne chose parce que je me suis retrouvé à chanter cette musique, à la jouer. Le problème avec cette musique sur place, c'est qu'il y a une grosse couche de kitsh et de la mauvaise musique, derrière laquelle se cache toute la beauté de la musique de source, la musique réellement folklorique qui tire ses racines des siècles passé. J'ai terminé l'armée, j'ai rencontré ma femme - qui est française -. Entre-temps, il ne faut pas que j'oublie qu'il y a eu des stages de jazz. C'est là en fait que j'ai commencé. En 84, il y a eu un stage de jazz pendant l'été, tenu par Boj Piotrapovitch qui est un vibraphoniste du Zagreb, avec toute une clique de musiciens croates… et j'y étais en 84 parce que j'avais lu qu'il y aurait des claviers, pianos électriques, et c'est ça qui m'attirait. Sur place, finalement, il n'y avait qu'un Fender Rodhes et les pianos… Tous les étés suivants, j'y allais parce que c'était le seul endroit où on pouvait partager ses expériences avec des musiciens venant d'autres pays du monde. J'ai commencé également avec le groupe de Belgrade à jouer dans des festivals en Yougoslavie. Je suis venu en France en 88, et du coup, une fois parti, on m'a proclamé « meilleur jeune musicien de jazz » en Yougoslavie en 89 alors que je n'y jouais plus, mais ça m'a fait bien sûr plaisir. À partir de là, toutes mes activités sont plutôt centrées en France.
Rencontre avec le jazz français
Quelle image avais-tu à cette époque du jazz en France ?
C'est très marrant. À cette époque à Belgrade, le mois d'octobre était la période des festivals de jazz, où tous les grands noms venaient, mais le reste de l'année, il ne se passait pas grand'chose, sauf le Centre Culturel Français, qui organisait très souvent des concerts, et c'est là par exemple que j'ai vu pour la première fois le groupe d'Henri Texier, Bernard Lubat et pas mal d'autres choses, et automatiquement, ça donne une image spécifique du jazz français. C'est une des choses qui m'a donné envie d'aller à Paris plutôt qu'aux États-Unis.
Et tu adhérais à ce jazz-là par rapport au jazz traditionnel, au bop ou à la fusion ?
J'ai trouvé marrant tout le côté théâtral qu'on trouvait chez Bernard Lubat, le mélange avec la musique celtique, le tout lié au swing, aux paramètres importants pour que ça puisse être appelé « jazz ». Ça m'a aidé, et ça m'aide toujours, parce que je suis toujours conscient des choses qui m'aident à différencier l'attitude jazz des autres attitudes. J'ai rencontré également un autre musicien à Belgrade, c'est Noël Akchoté. En arrivant à Paris, je me suis inscrit au CIM, avec l'envie de continuer les études, et le seul musicien que je connaissais, c'était Noël. Je suis allé l'écouter un soir au Sunset avec son quartet, on a passé la soirée ensemble. À l'époque, il n'était pas free, Il aimait plutôt Chet Baker, Philip Catherine, etc. mais il était déjà tourné vers Paul Motian, Joe Lovano, les disques d'Henri (Texier)… C'est là que j'ai commencé à travailler avec lui en duo, et par la suite on a fait un quartet avec Gary Breten et Daniel Bruno-Garcia, qui sont venus au CIM la même année que moi. j'ai commencé à jouer là où il y avait des jam-sessions, j'ai pris contact avec les musiciens, j'ai passé le concours de la Défense. J'ai commencé à monter mon quartet, et Henri a eu l'occasion d'en écouter une maquette, qui l'a intéressé. Il m'a appelé, m'a présenté ses morceaux en profondeur, et depuis je joue avec lui, ce qui m'a permis également de mieux faire connaître mon quartet.