interview

Daniel Goyone

Propos recueillis par Stéphane Barthod
le 7 novembre 1998 à Caen

Daniel Goyone
Daniel Goyone le 7 novembre 1998 – Photo : Stéphane Barthod

Le jazz et le classique réconciliés, une musique savante qui parle au cœur et à l'âme, l'œuvre de Daniel Goyone est une collection de paradoxes, c'est un monde d'heureuses rencontres. On a pu l'écouter avec Claude Nougaro, Trilok Gurtu, André Ceccarelli et bien d'autres qui sont venus habiter son univers très personnel.

Il était le 7 novembre 1998 aux foyers du Théâtre de Caen.

Peux-tu nous raconter ton parcours en quelques phrases ?

J'ai débuté le piano classique à l'âge de sept ans (avec un enthousiasme modéré !) Dès 14 ans j'ai commencé à joué dans des bals (ce que, malgré la qualité souvent médiocre de la musique jouée, je trouvais plus vivant). À l'âge de 21 ans, je me suis installé à Paris. J'y ai retrouvé d'autres musiciens venus comme moi, des Alpes-Maritimes : entre autres, André Ceccarelli, Bunny Brunel, ou Richard Galliano. À Paris, j'ai vécu les diverses expériences que peut connaître un musicien professionnel : accompagnement de chanteurs, studio... tout en essayant de profiter au mieux des occasions les plus intéressantes sur le plan musical. Peu à peu mes idées se sont précisées sur ce que je voulais faire. J'ai enregistré mon premier disque en 1982. Depuis je me focalise autant que possible sur le développement de ma musique. À travers elle j'ai pu faire des rencontres enrichissantes comme avec Trilok Gurtu, Michel Orier, Claude Nougaro, David Linx, ou Ray Lema.

L'instrumentation

Les synthétiseurs, que tu utilise de manière très personnelle, ont disparu de tes albums après « Third time ». Pourquoi, et est-ce définitif ?

D'une façon générale, un instrument acoustique, dès lors qu'on le maîtrise bien, me semble beaucoup plus souple à utiliser, et permet plus de spontanéité, ce qui est essentiel sur scène. Si on veut utiliser l'électronique sur scène avec un résultat musical intéressant, il faut des moyens et une logistique que je n'ai pas à ma disposition. J'utilisais un peu les claviers dans le groupe de Trilok Gurtu, mais c'était seulement lorsque le contexte sonore ne se prêtait pas à l'utilisation du piano.

J'ajouterai que j'ai eu récemment l'occasion de donner quelques concerts totalement acoustiques, dans des lieux qui s'y prêtaient. À chaque fois la réaction de l'audience a été extrêmement positive ce qui m'engage à continuer dans ce sens.

Sur disque, le problème est un peu différent. Aussi, je n'exclue pas d'utiliser occasionnellement les claviers, encore que je ne l'envisage pas précisément pour l'instant.

Qu'en est-il en ce qui concerne le Rhodes ?

J'ai surtout utilisé le Rhodes sur le disque « Touch » avec Bunny Brunel en 1978. À l'époque il m'était difficile de disposer de bons pianos (c'est encore parfois vrai aujourd'hui!). J'aime toujours le Rhodes, mais plutôt au sein d'une rythmique. Dans d'autres contextes, surtout lorsqu'il n'y pas de section rythmique le piano est mieux adapté, car moins limité. J'ai un peu utilisé le Rhodes dans mon prochain disque, mais ça sera à peine audible, car certaines choses n'ont pas été conservées.

On trouve sur tes disques des instruments très divers, certains assez rares dans un jazz plus traditionnel, mais on peut également noter quelques absents remarquables, comme la guitare ou la trompette par exemple : est-ce pour des raisons de sonorités, d'arrangements ou de rencontres musicales qui ne se sont pas faites ?

Je compose en général sans idée précise d'instrumentation. Ensuite, suivant le thème je réfléchis à la façon de l'instrumenter. En fonction de chaque composition, certaines solutions s'imposent. Souvent les thèmes que j'écris nécessitent des instruments ayant une tessiture étendue et permettant une bonne vélocité. Clarinette, accordéon, violon par exemple possèdent ces qualités.

Mais je tiens aussi compte des qualités des musiciens qui vont jouer. Il faut qu'ils puissent devenir familiers avec la musique et l'interpréter le plus naturellement possible. Avant de rencontrer David Linx, je n'imaginais pas particulièrement utiliser la voix dans mes disques, mais les qualités de David et sa compréhension de ma musique ont rendu la chose possible. D'une façon générale, même si cela n’apparaît pas toujours à l'auditeur, il faut savoir que jouer ma musique demande aux interprètes beaucoup de maturité et de maîtrise instrumentale.

J'ai utilisé la guitare (électrique) et la trompette dans un ou deux morceaux de mon premier album. Mais plus, depuis lors, dans mes autres disques. Pour la trompette, contre laquelle je n'ai rien, il y peu de morceaux dans lesquels je l'imagine. Quant à la guitare, j'apprécie beaucoup la conception qu'ont de cet instrument les guitaristes brésiliens. En revanche le mélange guitare/piano demande énormément de travail pour être pleinement justifié. Et comme il y a déjà un pianiste dans le groupe !

Daniel Goyone
Daniel Goyone le 7 novembre 1998 – Photo : Stéphane Barthod

La composition

Tes thèmes sont très complexes et malgré tout très accessibles, même à un auditeur peu averti. Peux-tu nous raconter comment naissent tes compositions et comment tu arrives à concilier complexité et émotion ?

Une composition naît presque toujours de façon imprévisible. C'est important, car de cette surprise vient la fraîcheur de l'inspiration. Qu'est-ce qui provoque ce processus ? Ce peuvent être des choses très diverses extérieures ou intérieures : une rencontre, une œuvre d'art, un paysage, une émotion particulière, voire des sentiments intérieurs parfois difficiles à décrire. Cela implique chez le compositeur ouverture et disponibilité d'esprit. On peut aussi susciter ces surprises en se plaçant en situation de déséquilibre par l'utilisation de contraintes de composition (à l'image de ce qui a été fait par l’« Oulipo » en littérature) qui remettent en question le langage musical habituel (gammes, rythmes...)

Le fait que la complexité n'apparaisse pas ou peu dépend d'un long travail qui se situe à la fois en amont et en aval de la naissance de l'idée. En aval, il consiste à polir le thème, à le développer, et souvent à gommer tout ce qui peut s'avérer superflu. En amont, il consiste à préparer le terrain en assimilant le mieux possible le vocabulaire musical qu'on a choisi d'utiliser, afin que la spontanéité ne soit pas entravée par des problèmes techniques.

Quelle est la plus grande part de travail dans ta vie de musicien : la composition ou les concerts ?

La composition vient d'abord, c'est peut-être ce que je trouve le plus exaltant, surtout au départ, le travail de conception. Une fois le morceau composé, il faut beaucoup de temps pour l’arranger, l'orchestrer, travailler avec les musiciens et finalement jouer le morceau sur scène. Un peu comme un enfant, la conception va très vite, et ensuite il faut s'en occuper pendant des années...

Les rencontres

Trilok Gurtu et toi avez deux mondes très personnels, très différents, et qui pourtant fonctionnent parfaitement ensemble : comment s'est passée cette rencontre ?

C'est sur une suggestion de mon producteur, Michel Orier, que j'ai fait appel à Trilok en 1986 pour l'enregistrement de mon deuxième disque. Trilok était peu connu à l'époque, et ce fut pour moi un grand bonheur de faire sa connaissance. Nous avions pas mal de choses en commun. En particulier, lui comme moi, nous avions du mal à rencontrer des musiciens qui dans leur approche de la musique maîtrisent à la fois le langage « jazz » mais qui aient aussi travaillé sur l'utilisation des modes, ou des rythmes impairs comme cela peut se faire dans la musique indienne. Aujourd'hui encore, même si les choses évoluent, le fossé reste encore grand entre ces deux approches.

Quels sont les musiciens qui t'ont le plus marqué ?

Plus que de musiciens, je préfère parler de musiques avec lesquelles je me sens plus d'affinités. La (bonne) musique brésilienne touche profondément ma fibre latine. La musique indienne me fascine par sa richesse. C'est un continent énorme et méconnu. S'il me fallait retenir quelques œuvres classiques je citerais en vrac : certaines fugues de Bach, les dernières œuvres de Mozart, la sonate en Si de Liszt, la première Barcarolle de Chopin, les Chorals de César Franck, les Gymnopédies de Satie, le Requiem de Fauré, certaines œuvres de Prokofiev (plutôt la veine lyrique), la Musique pour cordes de Bartók, les Métamorphoses de Richard Strauss, les dernières œuvres de Morton Feldman... difficile de faire un choix succinct, on a toujours l'impression d'oublier quelque chose d'essentiel ! Je ne voudrais pas terminer sans citer Thelonious Monk qui déborde de loin le monde du Jazz. Dans le monde actuel, j'apprécie les musiciens dont la personnalité musicale est suffisamment forte pour transcender les styles musicaux. Parmi les compositeurs je pense par exemple à Egberto Gismonti, Ennio Morricone ou à Astor Piazzolla.

Ta musique est très évocatrice d'images, de climats... As-tu déjà eu l'occasion de travailler sur des musiques de films, as-tu eu des propositions dans ce sens, et sinon cela te tenterait-il ?

Je n'ai eu, jusqu'ici, que très peu d'occasions de travailler pour des musiques de film. Je serais intéressé à le faire, surtout si la musique est vraiment intégrée à la conception du film. J'ai appris récemment que les musiques d'Ennio Morricone, pour les films de Sergio Leone, étaient écrites avant la réalisation du film, et que donc la musique jouait un rôle décisif dans la réalisation. Il semblerait que le résultat ait été probant !

Actualité et projets

Ton prochain album sort en janvier. On pourra y entendre des nouveaux partenaires à tes côtés, et on notera la présence de Ray Lema à la direction musicale. Comment se sont passés la conception et l'enregistrement de l'album ?

Cet album, comme les précédents, contient une sélection de compositions originales (à l'exception d'une reprise de « All Waltz » avec David Linx), qui ont été écrites au cours des dernières années.

Y figurent principalement : le chanteur David Linx (avec qui je collabore depuis deux ans), Laurent Dehors (sax/clarinette) et Daniel Mille (accordéon) avec qui je travaille régulièrement, ainsi que Chris Hayward (flûtes) qui est nouveau dans ma musique mais qui s'y est remarquablement adapté. Et comme pour les deux disques précédents, c'est Philippe Teissier du Cros qui en a fait la prise de son. Enfin Ray Lema qui est à la fois producteur et musicien, m'a aidé avec pour but que le CD reflète au mieux la musique originale.

En dehors de la sortie de l'album, quels sont tes projets à venir ?

Une tournée en trio en février/mars, et quelques concerts autour de la sortie de mon prochain disque « Haute Mer ». Un recueil de compositions pour piano vient d'être publié par Label Bleu. Une méthode sur le travail du Rythme qui devrait paraître chez Outre-Mesure vers le mois de mars. Et surtout continuer mon travail de composition qui est un travail ininterrompu et qui fournit la matière première pour les disques, les concerts.

Daniel Goyone
Daniel Goyone le 7 novembre 1998 – Photo : Stéphane Barthod