interview

Didier Lockwood

Propos recueillis par Stéphane Barthod
le 9 juin 2012 à la Ferme Culturelle du Bessin (Esquay-sur-Seulles)

Didier Lockwood
Didier Lockwood le 9 juin 2012 – Photo : Stéphane Barthod

Le violoniste Didier Lockwood nous a fait le plaisir de venir jouer pour la deuxième année consécutive à la Ferme Culturelle du Bessin. Nous avons profité de l'occasion pour lui poser quelques questions sur son parcours de musicien et sur la formation musicale en France.

Les débuts n’ont pas toujours été faciles sur l’instrument ?

Ça n’a pas été malheureux, ça a été mon parcours d’enfant au Conservatoire. Il y a eu des bons moments… Effectivement, j’apprenais la musique ; chez moi apprendre la musique, c’était comme faire du sport, comme d’aller à l’école, c’était normal. J’aimais plutôt bien jouer du violon mais c’est vrai que l’enseignement était très rigoureux, un peu brutal même, donc il y a des moments où j’aurais préféré jouer avec mes petits copains au football que de jouer du violon avec des répertoires qui n’étaient pas toujours très intéressants. Mais je faisais heureusement beaucoup de choses à côté en musique…

Le plaisir de l’instrument, du jeu, est venu comment ?

Le jeu, le grand plaisir vraiment, est venu quand j’ai commencé le jazz : ça a été la liberté… Mais j’aimais bien jouer avec mon père qui jouait du violon, on jouait tous les dimanches des petits duos ensemble et c’était très agréable. Mais c’est vrai que la vrai liberté en musique, je l’ai approchée dès que j’ai commencé le jazz. C’était peut-être encore plus difficile parce que pour devenir musicien de jazz, ça demande beaucoup d’aptitudes et de travailler beaucoup les fondamentaux ; il faut devenir musicien mais artiste également, et « improviser, ça ne s’improvise pas ! »

Vous jouez aussi d’autres instruments, saxophone, trompette

J’ai commencé avec le violon, puis j’ai fait un peu de trompette, dix ans, du piano, toujours au conservatoire, puis j’ai commencé le saxophone plus tard... J’ai vite compris que dans le jazz, il n’y avait pas beaucoup de violonistes : c’est lorsque j’ai écouté Jean-Luc Ponty que j’ai décidé… J’ai été fasciné par son jeu, sa manière de démocratiser l’instrument, de changer complètement le son, c’était complètement moderne ; c’était complètement autre chose, ce n’était plus le violon « à la papa » ou même à la Grappelli. Grappelli était quand même resté ancré dans le son et la tradition classiques. C’est vrai que je me suis vite aperçu effectivement que de jouer du violon jazz, ça étonnait les gens, on n’était pas nombreux : il y avait Zbigniew Seifert, violoniste polonais, Michal Urbaniak, Papa John Creach, Jerry Goodman et Jean-Luc Ponty.

La première expérience importante a été avec Magma ?

J’avais 18 ans… Ça aussi, c’était important parce que j’ai appris mon métier et puis ça n’était pas du jazz encore, c’était du jazz rock. Pour moi, Magma, c’était le premier groupe gothique… Quand je vois des gothiques aujourd’hui, ça me fait rire parce que Magma, c’était « en plein dedans » vraiment !

C’était un groupe dont vous étiez fan avant d’y jouer…

Oui, j’ai vu ça à la télé un jour et puis j’ai été séduit tout de suite parce que je voyais des extra-terrestres passer à la télé… c’était rare ! Donc j’ai décidé à 14 ans qu’un jour je jouerais dans Magma et trois ans c’est arrivé : je suis allé passer une audition avec mon frère Francis qui est pianiste ; c’est lui qui m’a fait connaître le jazz et ces musiques-là.
Jean-Marie Salhani (NDLR éditeur des premiers albums du violoniste) est quelqu’un qui a beaucoup compté également… Après Magma, lorsque je jouais dans le big band de Michel Colombier, j’ai rencontré Stéphane Grappelli et je dois dire que ça a lancé ma carrière dans le milieu du jazz ; à partir de là, j’ai été « repéré  »… Je suis passé au Grand Échiquier et dès le lendemain, je recevais des coups de téléphone des grands musiciens de jazz pour aller jouer avec eux : Texier, Romano, Humair, François Jeanneau et puis surtout, après ce démarrage, un enchaînement immédiat avec ma signature chez MPS qui était la grande boîte de jazz européenne à l’époque, Polygram, et mon premier disque solo accompagné par Tony Williams, Gordon Beck et Niels-Henning Ørsted Pedersen.

Tout de même…

Oui, c’était bien ! Comme je le dis à mes étudiants, il faut oser, il faut y aller ; si on craint de ne pas être prêt, on ne le sera jamais ! J’ai eu du culot, j’y suis allé, mais j’avais quand même de bonnes bases.

Didier Lockwood
Didier Lockwood le 9 juin 2012 – Photo : Stéphane Barthod

D’une manière générale, vous avez réussi à réaliser vos envies : Magma bien sûr, mais je pense également au Carnegie Hall…

Oui, avec Dave Brubeck… Ça a justement découlé de ce premier contrat solo avec MPS parce que c’était Polygram International ; George Wein était l’agent de tous les grands musiciens américains qui travaillait en collaboration avec Polygram et c’est par lui que j’ai été invité à jouer à New York au Carnegie Hall, j’avais 21 ans…

Avec une telle carrière, reste-t-il des rêves à réaliser ?

Comme je l’ai toujours fait, je laisse venir la vie… Des choses se passent, qui m’interrogent, qui entraînent parfois de grands changements dans ma vie, que je n’ai pas forcément désirées mais qui viennent, comme toujours, depuis très longtemps, me signaler des choses et me redonner d’autres ouvertures ; la vie ne m’a jamais laissé le temps de m’installer dans un train-train, ou dans ce qu’on pourrait peut-être appeler le bonheur, je n’en sais rien… J’ai l’impression d’être en dehors de tout ça.

Les violonistes et autres musiciens

Pour en revenir à Jean-Luc Ponty : contrairement à Stéphane Grappelli, vous n’avez jamais joué ensemble ?

Effectivement. Quand j’ai commencé, les journalistes nous ont monté l’un contre l’autre. Il n’a pas apprécié… Ce n’était pas de ma faute, j’ai toujours reconnu Jean-Luc comme mon mentor. En fait, on s’est rencontré il y a peut-être un an à peine, on s’est donné rendez-vous dans un bistrot pour parler de tout ça. Je pense qu’on finira par jouer ensemble, pourquoi pas… Nous nous sommes expliqués, il avait été un petit peu choqué du fait que Stéphane Grappelli m’ait mis en avant à l’époque.

En dehors de Ponty, les musiciens marquants pour vous ?

Quand on est jeune, on a beaucoup d’idoles. Je les ai approchées pour la plus grande partie… il en restera toujours, j’aimerais bien un jour essayer de faire quelque chose avec Keith Jarrett, mais je crois que ce sera difficile parce qu’il est peut-être humainement « autre part » ; s’il n’y a pas le contact humain, même s’il joue de manière incroyable, je ne peux pas… Il faut qu’il y ait séduction réciproque.

Et Miles Davis ?

Je l’ai côtoyé sur scène au Zénith… J’ai failli jouer sur un de ses derniers disques, Decoy, mais ils ne m’ont pas trouvé à New York, et c’est Michal Urbaniak qui l’a fait. J’aurais bien aimé pouvoir le faire mais je crois qu’il est bon que Michal, qui est plus âgé que moi, l’ai fait.

Quel est votre regard sur les générations suivantes de violonistes ?

Tout le monde fait de son mieux, mais c’est difficile, le jazz, au violon. C’est le parcours que j’ai fait qui m’a permis d’accéder à ma situation actuelle. C’est très difficile pour un jeune de faire ce genre de parcours, beaucoup plus difficile qu’avant : il y a plus de difficultés à être repéré, tout le monde aujourd’hui peut produire un disque ; avant, il fallait obligatoirement passer par les maisons de disques, les producteurs, les directeurs artistiques. N’importe qui peut mettre son disque au même niveau, dans les mêmes rayons que les grands artistes, ça prête à confusion, il y a moins de repères. Surtout qu’on a aussi des jeunes, je le vois à l’école, qui jouent de mieux en mieux, il pourrait y avoir moins de public, le public est de moins en moins averti parce qu’il reçoit de moins en moins de messages culturels qui pourraient développer son goût et sa sensibilité à certaines musiques. C’est un hiatus très étrange… Je pense qu’on est en fin de système, il va se passer des choses. Il faut savoir aussi que la pratique musicale, s’amateurise. C’est le philosophe Bernard Stiegler qui disait, d’après ses études, que les pratiques amateurs prennent aujourd’hui le dessus. Comme je l’évoquais, n’importe qui peut produire de la musique, avec les outils informatiques, sans avoir eu une éducation musicale, sans savoir lire la musique… Il faut prendre cela en compte : je ne dis pas que c’est mal, c’est une réalité, c’est autre chose, et pourquoi pas ?... Il y a de très belles choses aussi et quelque part, je trouve ça bien. Je pense – et je me fais assassiner quand je dis ça – que la musique ne devrait pas être quelque chose de professionnel, je veux dire que tout le monde devrait être musicien : c’est une langue maternelle, universelle, qu’on devrait tous apprendre.

Didier Lockwood
Didier Lockwood le 9 juin 2012 – Photo : Stéphane Barthod

L'enseignement, la transmission...

En parlant d’apprendre, qu’est-ce qui vous a poussé à créer le CMDL (Centre des Musiques Didier Lockwood) il y a 12 ans ? Le constat d’un manque ?

Si l’on considère que, comme la musique classique, le jazz devient une musique savante, cela l’éloigne de ses racines qui sont populaires et je pense que c’est dommage. Avec l’école, ce nous importait était de faire en sorte qu’elle puisse rester garante de ces origines : on voit dans pas mal d’écoles, au CNSM par exemple, des partis-pris esthétiques très modernes qui pourraient avoir tendance à négliger ces fondamentaux qui font le jazz, et qui pourraient apparenter plus le jazz contemporain à la musique contemporaine, éviter le rythme récurrent ou le groove, le swing, éviter tout ce qui fait le jazz en fait… Donc je pense que l’école est simplement là avant tout pour apporter la notion des fondamentaux aux élèves qui viennent et ne pas oublier justement que cette musique-là est une musique populaire et qu’avant de pouvoir s’en libérer pour jouer des formes plus libres de jazz, il faut en connaître les fondamentaux. C’est l’anti-liberté que de vouloir être libre sans un acquis : c’est une fausse liberté parce qu’on est vite prisonnier de son incompétence.

C’est en partie l’objet du rapport que vous avez rendu à Frédéric Mitterrand… Vous pouvez nous en rappeler les grandes lignes ?
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Les grandes lignes, c’est d’essayer de montrer qu’effectivement les conservatoires, qui ont fait des avancées, qui essaient pas mal de choses en matière d’ouverture, restent quand même au bout du compte trop fermés, et pour des raisons très simples : parce que les enseignants ne sont pas formés à ça, à aller donner des spécificités attenantes aux musiques actuelles, aux musiques improvisées. Ils ne sont pas formés, ce n’est pas dans leur diplôme, donc ils ne peuvent pas le donner. On ne peut pas enseigner à quelqu’un quelque chose qu’on ne sait pas faire ou qu’on ne connaît pas, c’est impossible…Oui, ce rapport était là pour dire : attention, les conservatoires et les établissements publics, qui devraient accueillir la plus grande diversité de public possible, n’accueillent toujours qu’une certaine catégorie de la population, qu’on le veuille ou non.

Il y a tout de même des choses qui ont évolué dans certains endroits, je pense par exemple à Villeurbanne avec Martial Pardo

Oui, bien sûr, il y a des évolutions, mais d’abord, il n’y a aucune homogénéité et le problème est que tant qu’il y aura 90% à 95% des enseignants en conservatoire qui ne sont formés que sur le cursus classique, on n’avancera pas… C’est tout, c’est simple… et ce que le rapport propose, c’est justement de former les enseignements d’une manière un peu différente : il faudrait, dès aujourd’hui, commencer dans les conservatoires à donner des notions sur ces musiques, le groove, l’improvisation… Tous les grands compositeurs étaient des improvisateurs. Moi-même, sans comparer, quand je compose, l’improvisation reste la clé. Mais bref, cet enseignement s’est tellement sécularisé qu’aujourd’hui on est arrivé dans un académisme et un protectionnisme, on a peur… Le fait de s’ouvrir, c’est accepter qu’il y a autant de science dans les musiques populaires et la musique improvisée, les musiques du monde, que dans la musique savante. Ce sont des sciences différentes, il y a la science du cerveau, de l’intellect, cérébrale, et il y a de l’autre côté la science du senti… Sensible et sensé. Mais tant qu’on pensera que le sensible est la faiblesse du sensé, on ne pourra pas avancer. Au contraire, je pense que le sensible, l’émotion, la « créativité » font partie des choses qu’on ne peut pas encore expliquer mais qui sont certainement les formes scientifiques les plus complexes. Qu’on les appelle « hasard », ou comme vous voulez, ce sont des choses trop complexes… On a beaucoup avancé sur les méthodes cognitives en relation avec le rythme, sur l’apprentissage du rythme, on a déjà des explications scientifiques qu’on n’avait pas auparavant. On peut dire par exemple que le rythme est absolument incontournable tout au début, c’est la première chose à mettre en place parce que ça fait travailler des réseaux neuro-moteurs qu’il faut absolument induire dès la naissance.

Pour en revenir au rapport, il a été moyennement bien reçu par l’UNDC (Union Nationale des Directeurs de Conservatoire)

De toute façon, ce rapport, c’est du bon sens. Je n’étais pas seul à le faire, il y avait dix personnalités, des directeurs de conservatoires et pas des moindres, Paris et Strasbourg, qui ont validé complètement le rapport, mais je comprends pourquoi les conservatoires et les directeurs de conservatoires se sont braqués, parce qu’ils ont peur… Pour la première fois, ils se rendent comptent que quelqu’un a mis le doigt sur leur zone d’incompétence… Incompétence, ce n’est pas un reproche, on a tous nos incompétences, mais il faut qu’ils admettent leurs manques en question de musiques actuelles et de musiques improvisées. Ils ont des enseignant, des départements, mais c’est quoi, ces départements dans le conservatoires ? À 99%, ils ne sont pas reliés au conservatoires, il n’y a pas d’échanges entre le département jazz et les équipes classique, personne ne peut me dire que je dis des bêtises, puisque je vais tout le temps dans les conservatoires donc je me rends compte de l’état et de la façon dont ça fonctionne. À Strasbourg par exemple, je me suis rendu compte que les professeurs des départements jazz et classique – ils étaient peut-être deux ou trois en jazz pour deux cent en classique – ne se connaissaient pas entre eux… Ils se voyaient, se croisaient, mais n’avaient jamais bossé conjointement ; je suis allé les faire travailler ensemble et ça a été une révélation pour eux. C’est tout simplement ça qu’on propose : arrêter de faire de l’ostracisme débile entre les musiques, il y aurait une petite musique et une grande musique. Il y a des réactions que j’ai pu lire qui sont complètement insensées, comme par exemple l’idée que des musiques comme le jazz ne s’apprennent pas… Qu’on n’apprend pas l’improvisation, que ça « tombe du ciel » comme ça… Il y a des bêtises, ce qui a fait d’ailleurs que pas mal de directeurs de conservatoires ont décidé de quitter la fédération, ils n’ont pas supporté ces propos. Il y a eu un « lâchage  » de certaines personnes dans la Lettre du musicien, mais quand on regarde ce qui est écrit, c’est innommable, il y a la « musique de cour » et le reste, c’est la fange, les jeunes rappeurs… On va faire du rap et du hip-hop au conservatoire, rendez-vous compte !...

Dans un domaine très différent, vous avez écrit un livre qui doit être publié…

Il est toujours là, je n’ai pas pu m’en occuper parce que j’ai trop de choses en cours, mais il est fini. Je vais en faire éditer quelques-uns pour les envoyer chez les éditeurs. C’est un roman qui traite du sensible et du sensé : il s’agit d’un trader qui devient artiste photographe, qui passe du monde matérialiste au monde du sensible et de l’émotion ; il faire le rapport entre les deux et constate où sont les vraies richesses, à travers une histoire d’amour qui l’a transcendé. En fait, c’est un livre sur le questionnement.

Toujours dans votre actualité, vous venez de jouer au Petit Journal de Montparnasse avec le nouveau Didier Lockwood Group : retour à la fusion ?

Oui, j’en avais envie ; depuis que je joue avec Mike Stern, tout le monde me dit « il faut que tu rejoues cette musique, ça réunit tous les publics, il y a de l’énergie… ». Alors je me suis dit que j’allais remonter une formation comme ça, j’ai choisi Paco Séry et Linley Marthe parce que c’est une des meilleures rythmiques actuelles dans le genre.

Il y a un disque à la clé ?

On a fait un enregistrement. On va voir, je ne l’ai pas encore écouté…