interview
Richard Galliano
Propos recueillis par Stéphane Barthod
le 30 avril 1998 à l'amphi Pierre Daure (Caen)
Richard Galliano est un habitué des salles caennaises : un passage aux foyers du Théâtre au début des années quatre-vingt avec Novos Tempos, la salle Georges Brassens avec Rénald Fleury et Martial Pardo, Hérouville avec Jean-François Jenny-Clarke et Daniel Humair, la Nuit du Jazz au Théâtre en Quartet avec notamment Bireli Lagrene, le Zénith le 12 juin 98 avec Didier Lockwood et lEnsemble, et ce soir, 30 avril 1998, avec lEnsemble de Basse-Normandie, à lamphi Pierre Daure.
Cest le hasard des rencontres qui vous mène à Caen ?
Cest le hasard de la demande, surtout. Cest sûr quil y a des endroits où les gens vous demandent plus quailleurs. Il y a des endroits où je suis passé de nombreuses fois et dautres où je ne suis pas encore passé, par exemple, je pense au Festival de Marciac : depuis le temps, ils nont jamais fait appel à moi (jusquà présent) jai failli y aller une fois. Alors il y a des choses comme ça, on a limpression quil y a des gens qui vous aiment, qui vous demandent, et dautres qui vous aiment moins, mais ça cest la vie, cest normal.
Vous naviguez au travers de nombreuses musiques, comptez-vous les lier encore plus intimement ?
En fait, cest surtout des musiciens avec qui on a envie de jouer, dautres avec qui on joue deux, trois fois et puis après ça sarrête, on na plus rien à se dire, comme dans la vie, cest comme ça que ça fonctionne. Et on ne sait pas où les rencontres vont nous mener. A un moment donné, si on a un feeling musical avec quelquun, même s'il joue un autre style de musique, mais avec qui ça colle, cest sûr quil y a beaucoup de choses possibles. Cest louverture qui est importante, le dialogue, lécoute, ces choses-là qui font que ça avance. Bon, après, il y a lenvie, le plaisir, on a envie de jouer en duo, en trio, jai envie décrire une pièce pour cordes, si cest une commande, cest encore mieux parce quil y a une échéance et je suis obligé de me mettre au boulot cest tout ça les moteurs, ou alors lenregistrement dun disque, donc il faut avoir le matériel qui est prêt : les morceaux, les compositions, être sûr de leur fonctionnement, les faire écouter au producteur, et puis en parler des choses qui font quon construit, quon avance.
On vous retrouve ce soir dans une formation inhabituelle (avec des cordes) , y aura-t-il des suites ?
Il y a un disque déjà. Là, jai fait beaucoup de concerts en Italie, avec lorchestre de Toscane, et à la rentrée, en octobre, je vais enregistrer avec eux. Mais il était prévu depuis longtemps denregistrer un disque avec à peu près le même répertoire que ce soir, et le disque sortira au minimum une année après lenregistrement. On lenregistre déjà parce que tout ce répertoire, je lai déjà joué plusieurs fois, et comme on dit, je lai dans les doigts. Ensuite, je ne sais pas, cest en fonction de comment ça marche avec le public : en concert, cest bien, en disque, cest autre chose. Ce nest ni du classique, ni du jazz je lisais une phrase de Metheny dans le dernier Jazzman, qui disait que sa musique était inclassable, et ça énerve beaucoup de gens ("de toute façon notre musique est inclassable. Ceux qui essaient de la ranger dans un format stylistique particulier se trouvent au bout du compte et invariablement en colère contre nous" P. Metheny, Jazzman n°36 mai 98). Moi, je ne sais pas si ça énerve les gens, mais cest difficile à définir, entre le musette que jai haï pendant des années et que maintenant je joue à ma manière, les tangos ou des choses un peu plus latines
Ce soir, on entendra des compositions "sur mesure" et aussi des compositions existantes et ré-arrangées.
Il y a ce concerto que jai écrit pour accordéon et cordes, des petites pièces, aussi, de quatre-cinq minutes, le concerto qua écrit Piazzolla pour bandonéon et orchestre Là par exemple, cétait pour un orchestre beaucoup plus grand, avec plus de cordes, mais moi jaime bien cette formation avec douze cordes ou quatorze cordes au maximum, parce que cest très vif, comme réaction, comme écoute aussi, parce que dans un grand orchestre, il y a très souvent une inertie, on est loin. Là cest bien, et puis le dosage aussi. Par exemple ce soir, on joue complètement acoustique, et je crois que cest à peu près dosé, entre laccordéon et lorchestre, je ne suis pas "bouffé" par lorchestre. Sil y avait trois fois plus de cordes, cest sûr quil faudrait amplifier. Lamplification, cest encore un autre problème : ou cest un plus, ou cest un moins dans le sens où ça peut tuer lémotion.
En parlant justement damplification et démotion, que pensez-vous des accordéons synthétiseurs actuels ?
Jai beaucoup donné avant tout le monde Dans les années soixante-dix, javais un accordéon que javais fait relier à un mini-moog, donc cest avant le MIDI, ça, et après, je lai fait relier à un Prophet V. Et puis lorsque, je ne sais pas, peut-être dix-douze ans plus tard, il y a eu lavènement du MIDI, on a branché ça sur laccordéon, ça commençait à me désintéresser parce que je trouvais quavec le MIDI, il y avait un léger retard quand même, et puis des sons moins intéressants que le mini-moog.
Et un problème de dynamique.
Oui, oui. Alors moi je préférais jouer avec un mini-moog quavec des modules de synthés en MIDI. Je crois que cette chose, laccordéon synthé, à lépoque où je lai fait, cétait intéressant : les fabricants ne mont pas suivi, ils me prenaient pour un fou complètement, et ils ont fait ça quinze ans après. Moi, jestimais que quinze ans après, cétait trop tard. Maintenant le synthétiseur, ça nintéresse plus grand monde. Bon , il y a des gens comme Zawinul qui sen servent très bien, mais les musiciens, le public préfèrent les instruments acoustiques.
Les projets
À part lorchestre de Toscane, des projets discographique ?
Il y a un disque, le mois prochain, avec Humair et Jenny-Clarke, en trio, on va l'enregistrer et il sortira en octobre, le 13 octobre exactement, et ça sappellera "A French Touch". Ce disque, je suis très content de le faire avec eux, pour Dreyfus, toujours.
Après avoir beaucoup tourné ensemble ces derniers temps...
Oui, ça fait trois ans, un peu plus, trois ans et demi, quon tourne ensemble, et là il était temps de faire un disque : maintenant, je crois que cest le moment. Jenregistre ça la semaine prochaine. Après ce concert, je descends dans le sud quelques jours, et puis après on va enregistrer lalbum.
Et dautres projets à venir ?
Le mois de mai est chargé, je vais en Israël, en Espagne, et puis un concert important à Paris, au Théâtre des Champs Elysées en duo avec Portal. Ca cest une chose très importante, premièrement cest de faire entendre la musique, deuxièmement il faut remplir la salle aussi, entre 1500 et 2000 personnes. Sur Paris, cest toujours un peu un challenge, surtout de se retrouver tous les deux, Michel et moi, devant ce théâtre. Donc, le mois de mai jai deux choses importantes. Juin, cest un peu plus calme, jai des concerts aussi, notamment cinq jours à Montréal avec des formations différentes : le dernier soir, ça sera les cordes, il y a le duo avec Michel, il y a le New-York tango avec Foster et Bireli.
Un tour dhorizon
Oui voilà, cest le Festival qui ma proposé ça, et moi je trouve que cest une aubaine, parce que lannée dernière jy suis allé en solo simplement, et là cette année, ils me proposent de faire cinq soirées comme ça. Cest bien, le Canada, cest toujours important de mettre un pied un peu à lextérieur, plutôt que de tourner en rond et finir par ennuyer les gens.
De Portal à Sclavis, il ny a quun pas, on vous retrouve justement sur un morceau dans le dernier Louis Sclavis ("Danses et Autres Scènes" - Label Bleu LBLC 6616)
Oui, en fait, ça cétait un enregistrement que Sclavis mavait demandé pour le "Musique de scènes", donc jai enregistré ça, mais cest pas du tout du jazz, cest vraiment pour une scène très rétro, très java, et après, son producteur de label Bleu ma demandé si jacceptais que le morceau figure dans le disque et jai dit OK. Enfin, ca nest pas du tout représentatif de sa musique ni de la mienne, cest comme une séance denregistrement comme jen ai fait des milliers, toujours avec cur, mais pas toujours artistique.
Les autres musiciens
Il y a en revanche, des rencontres qui comptent beaucoup, notamment avec des musiciens sud-américains Hermeto Pascoal, Astor Piazzolla...
Il y a des musiciens comme Hermeto Pascoal, Gismonti, qui sont des très grands musiciens, des gens que jaime profondément. Il y a un peu une hiérarchie dans les musiciens, il y a les bons et les très bons, il y a les mauvais eux ce sont de très bons musiciens. Il y a aussi ce que jaime beaucoup, comment dire, ce que je respecte : les identités vraiment originales. Je pense en France à Eddie Louiss qui a vraiment une personnalité, je pense à Portal dans son jeu, dans son attitude musicale, il est très très original. Et puis après, il y a les gens qui prennent un peu la suite. Par exemple si on parle de Sclavis, pour moi, cest quand même un disciple de Portal, cest un musicien qui sest beaucoup inspiré de Portal et qui fait son truc personnel maintenant. Et jaurais plus tendance à aller vers Michel qui est pour moi plus authentique.
Le parcours de Portal mintéresse plus que celui de Sclavis, parce que Portal est un musicien qui a fait comme moi beaucoup de choses, il fait de laccompagnement, il a fait du classique, il a fait des séances denregistrement, il a fait même du cirque, il a travaillé aussi avec des chanteurs, comme moi, Nougaro, Barbara, et ça cest important, le parcours dun musicien, après je crois que le public est sensible à ça, à ce que peut raconter un musicien sur scène, sans noyer le poisson, parce quavec toutes ces choses free, un peu improvisation libre... cest vrai quon peut faire passer quelque chose toujours au public, mais bon, ma musique en général est basée sur des compositions, et les improvisations sont des variations de ces compositions. Il marrive quelquefois de faire des improvisations ouvertes, mais ce nest pas quelque chose que jaffectionne beaucoup.
Free
Dans un entretien paru dans Jazz magazine, vous disiez "finalement, je joue assez free"
Oui, cest vrai que quelquefois, on se retrouve dans des situations où on joue avec des musiciens comme ça, donc on peut aller dans le même sens. Par exemple avec Michel Portal, je lai ramené vers la mélodie, les harmonies et ces choses-là, et lui est nettement moins free, on en parlait récemment. Il y a une époque pour tout. Aujourdhui, jouer free, ouvert, essayer de provoquer le public, je me demande si ça a vraiment un sens. Personnellement, en tant que public ou musicien, jai besoin de belles harmonies, de belles mélodies, de choses qui swinguent, de choses qui font du bien, parce que la vie est tellement stressante quon ne peut pas jouer la musique des années 70 aujourdhui.
Le free peut être autre chose quun courant musical, il est aussi dans les choix quon fait, dans la liberté quon se donne.
Oui, le free, ça peut-être ça. Et puis aussi poétique... On a une image du free simplement agressif, ça peut être aussi quelque chose de très ouvert