interview

Yves Rousseau

Propos recueillis par Stéphane Barthod
le 10 septembre 2021 à Caen

Yves Rousseau
Yves Rousseau le 25 août 2021 – Photo : Stéphane Barthod

Une création avec l'Orchestre de Normandie, un concert exceptionnel avec tous les Résidents de Jazz sous les pommiers, la naissance d'un nouveau festival dans la Manche : il devenait urgent de rencontrer le contrebassiste Yves Rousseau pour discuter avec lui de son actualité normande... et du reste !

Un entretien en trois parties + une annexe :

Alter Ego

(voir plus bas les dates de concert et de la sortie d'album)

Peux-tu nous raconter l’origine du projet Alter Ego ?

C’est l’Orchestre Régional de Normandie qui m’a commandé ce travail un peu particulier. J'ai été ont contacté en 2019. Le pari était de créer une rencontre avec Oua-Anou Diarra, percussionniste et surtout flûtiste – il joue de la flûte peul dont il est spécialiste – burkinabé, qui est de plus griot, et qui vit aujourd’hui près de Bayeux. Comme l’ ORN est assez habitué aux projets transversaux, ils souhaitaient commander de la musique à quelqu’un qui puisse entendre, être à l'écoute, qui comprenne les deux mondes et qui puisse les mettre en connexion, car l’orchestre avait très envie de travailler avec Oua-Anou. J’ai trouvé cela extrêmement excitant, il s’agit de tradition orale, avec de l’improvisation mais pas uniquement, il y a des mélodies récurrentes. J’ai accepté l’idée avec beaucoup d’enthousiasme, et j’avais carte blanche, avec juste dans le cahier des charges la nécessité que la musique reste assez accessible. C’est à l’époque Sophie Lanoote, qui dirigeait par intérim l’orchestre, qui m’a appelé. Ce qui est drôle, c’est que le nouveau directeur artistique de l’orchestre, Pierre-François Roussillon, est quelqu’un avec qui j’ai régulièrement pratiqué la musique. L’idée était donc de marier l’orchestre avec la palette sonore très variée d’Oua-Anou. En plus, j’adore la formation Mozart (NDLR : on appelle à l’origine « Formation Mozart » un orchestre d’une quarantaine de musiciens tels ceux qui jouaient à la fin du XVIIIème siècle et pour lesquels ont été créées les symphonies de Haydn, Mozart ou Beethoven. On donne aujourd’hui ce nom à des orchestres plus petits, d’une vingtaine de musiciens, comme l’Orchestre Régional de Normandie), et la tradition orale du côté de Oua-Anou m’intéressait vraiment.

Oua-Anou Diarra
Oua-Anou Diarra le 24 septembre 2021 à Port-Bail-sur-Mer – Photo : Stéphane Barthod

Tu étais déjà en relation avec l’orchestre ?

Au départ, Jean-Claude Lemenuel, directeur du FAR, qui avait vu à Coutances il y a quelques années une création d’Archimusic, groupe dont je suis bassiste depuis plus de vingt-cinq ans, avait pensé à Jean-Rémy (NDLR : Jean-Rémy Guédon, leader du groupe). Jean-Rémy avait décliné et lui avait proposé d'aller voir de mon côté, pensant que je pourrais répondre au cahier des charges du projet. Je connaissais Jean-Claude depuis très longtemps, à l’époque où j’étais au lycée Jean-François Millet à Cherbourg… Voilà comment je me suis retrouvé dans cette jolie aventure !

En ce qui concerne l'écriture, comment cela s’est-il passé par rapport à Oua-Anou Diarra ?

Je l’ai rencontré, j’ai écouté ce qu’il a produit, et je suis allé chez lui avec un enregistreur pour lui demander de jouer… Il a dix, douze flûtes, je ne sais plus, qui chacune joue quatre ou cinq notes : c’était une sacrée contrainte ! Je ne pouvais pas faire n’importe quoi, le faire changer de flûte. Il y avait aussi les percussions, la calebasse, le n’goni, ce petit instrument à quatre cordes… Je lui ai demandé de jouer toutes les flûtes avec les tonalités, les notes dominantes, et puis il a fallu que je me débrouille avec toutes ces contraintes : j’ai tout réécouté, il m’est venu des mélodies. Ce ne sont donc pas des mélodies à lui, la musique est intégralement originale, il y a juste un moment où je lui ai demandé d’improviser vraiment absolument seul. J’ai essayé de m’imprégner de l’esprit de ces instruments, qui sont tout de même assez fascinants… La flûte peul, c’est quelque chose, le son… Tout cela m’a aidé à écrire. Voilà : des choses simples... en même temps, je l’interromps parfois, je « lâche les chiens » avec l’orchestre… j’avais deux obsessions : que tout le monde s’y retrouve, lui comme les musiciens, que l’orchestre ne soit pas là à faire des rondes pendant deux heures à accompagner le soliste, et que lui ne soit pas perdu dans des écritures trop difficiles, il s’est d’ailleurs vraiment bien débrouillé, il ne lit pas la musique, donc il joue tout par cœur. L’autre obsession, c’est qu’à l’écoute, ça « matche » qu’il n’y ait pas deux mondes parallèles, c’est d’ailleurs un compliment qu’on m’a fait assez rapidement, notamment les musiciens de l’orchestre. Si j’ai une fierté – je n’ai aucune revendication sur mes talents de compositeur –, c’est que la rencontre a vraiment eu lieu.

Florent Maviel, Oua-Anou Diarra et Cedric Catrisse
Florent Maviel, Oua-Anou Diarra et Cedric Catrisse à Port-Bail-sur-Mer le 24 septembre 2021 – Photo : Stéphane Barthod

On a évoqué l’écriture, mais concernant l’orchestration elle-même, tout était écrit ou bien y a-t-il eu un travail de co-arrangement ?

J’ai vraiment tout écrit, et avec Jean Deroyer (NDLR : chef d’orchestre principal de l’ORN depuis 2014), qui est quelqu’un d’une ouverture qui m’a beaucoup touché, on a fait deux ou trois modifications de forme, sur des petits détails de phrasé, mais sinon tout était effectivement écrit, à la première répétition, quand je suis arrivé. Si je manque un peu d’humilité, je préciserai ne suis pas que contrebassiste, ou que compositeur pour mes propres formations : j’ai écrit pour chœur, pour orchestre, ça me passionne en fait. Mais c’est parce que j’ai été élevé là-dedans : dans Django, Armstrong, Ella Fitzgerald, mais aussi Schubert, Félix Leclerc, Gilbert Bécaud, Chopin… Mes parents n’avaient pas d’œillères... ils adoraient Bach aussi… Bon, ils n’écoutaient pas les grands groupes des années 70 que j’ai découverts avec mes frangins ou avec mes potes au lycée. Mais sinon, j’ai été élevé avec toutes ces musiques.

Dans certaines parties, notamment dans « Clair-Obscur » ou « Kolokènèya », je perçois un travail orchestral qui m’évoque celui de John Metcalfe sur l’album de Peter Gabriel « Scratch my Back »…

Extrait de "Clair-obscur"
Extrait de "Kolokènèya"

C’est un disque que j’ai absolument adoré, j’ai vu un concert il y a peu de temps sur le site de Peter Gabriel, qui est décidément un artiste chez qui il n’y a rien à jeter, qui va au bout de ses idées, avec une véritable intelligence, qui a su s’entourer d’un tel orchestre, d’arrangeurs… Je trouve par exemple que c'est mieux abouti que Sting avec « Symphonicities », qui est certes réussi, mais il a quelque chose d’autre, de particulier, avec Peter Gabriel. Je ne vais pas sur ce terrain-là, mais j’ai adoré cet album, donc que tu y voies des passerelles ne m’étonne pas.

Dans le titre d’introduction, « Renaissance », on peut entendre par exemple le passage de la fin de la nuit au lever du soleil, et de manière générale, je perçois une lumière particulière dans tes arrangements sur cet album.

Extrait de "Renaissance"

Il y a ce demi-ton qui commence le disque, auquel je tenais absolument. Je le savais, en commençant à écrire, je ne peux pas te dire pourquoi, mais je me suis dit que le disque commencerait avec ce demi-ton violon 1, violon 2, assumé, blanc, sans vibrato, et dessus, je voulais un chant d’alto, qui est un des plus beaux instruments du monde, avec la trompette, la contrebasse… et tous les autres ! (rires) On peut y voir un lever du jour… Je suis ravi, si cela t’évoque ces images, ça me va ! Ça me parle en tout cas…

Quelle est la signification des titres ?

On y trouve des notions de solidarité, d’amitié, de collectif, des choses très présentes dans la vie de Oua-Anou et des musiciens d’Afrique de l’Ouest en général, très fraternels… La clémence, l’attention à l’autre… on retrouvera des traductions dans le livret, comment on arrive à vivre collectivement en bonne intelligence.

Et le texte, sans musique, dit par Oua-Anou à la fin de « Hakilisigi » ?

Il y a deux choses sur ce texte-là. J’ai demandé à Oua-Anou de me proposer quelque chose : il parle en fait dans ce texte de l’imaginaire autour de la flûte peul, qui est un instrument ancestral, il y a l’idée de transmission, avec un fort ancrage dans la tradition. Par ailleurs, tout-à-fait musicalement, je voulais sa voix, seul, en train de parler en bambara : je le voulais à la fin de cette pièce-là, brut, sans rien derrière. Je trouve le son de la voix vraiment beau, très chaud.

Au-delà de ce projet, ta musique puise à de nombreuses sources, musicales, mais aussi littéraires, cinématographiques… Concernant le jazz en particulier, où se situe ton ancrage ?

Quand j’étais gamin, mon père écoutait le trio de Jacques Loussier, « Play Bach » avec Pierre Michelot et Christian Garros, ce qui faisait hurler ma grand-mère qui était pianiste et qui ne supportait pas. Ce qui est drôle, c’est que des années après, j’ai fait joué dans le trio de Loussier en remplacement de Vincent Charbonnier, ça m’a fait un peu drôle de voir les partitions de Pierre Michelot avec les traces de café… c’était assez émouvant… J’ai commencé avec ça, donc, et mon père était fasciné par Django, comme je le disais tout-à-l’heure, Ella Fitzgerald, Armstrong, mais pas le bop curieusement, pas du tout. C’est après, quand je suis arrivé à Paris en 1979, et que je me suis inscrit au CIM en 80-81, que j’ai découvert Parker, Coltrane, Monk, que je ne connaissais carrément pas. ! Mon ancrage est dans le jazz classique, avant-bop. Mon père n’écoutait pas spécialement de New Orleans, de dixie, mais il était fasciné par Loussier, c’était pour lui une grande réussite, lui et ceux que je t’ai cités.

J’avais en tête Coltrane en écoutant certaines de tes musiques, dans l’esprit, la force d’évocation…

Oui… Je vois que tu ne fais pas semblant d'écouter ! (rires) Il faudrait d'ailleurs citer un musicien de jazz actuel pour qui Coltrane ne soit pas un phare ! Au-delà de la technicité, de la science harmonique, la puissance de la musique est fascinante. J’avais écrit un morceau pour le quartet de Jean-Marc Padovani, qui s’appelait « Et c’est ainsi que Babar devint roi », quand ma fille Céleste est née. Il y avait aussi Franck Tortiller, Jean-Claude Jouy… Je voulais quelque chose de très Coltranien. En même temps, à l’époque, j’avais été fasciné par ce disque de François Jeanneau, « Taxi Way », avec Michel Benita, Andy Emler et Aaron Scott, où il y a un morceau d’une puissance… ! Très Coltranien aussi… Alors, Coltrane, oui, bien sûr…

En quelques dates...