interview

Ibrahim Maalouf

Propos recueillis par Stéphane Barthod
le 14 décembre 2012 au Quai des Arts (Argentan)

MUSICIEN
Ibrahim Maalouf le 14 décembre 2012 – Photo : Stéphane Barthod

Un entretien en quatre parties :

La trilogie (2/4)

Revenons donc aux disques. Les trois premiers albums forment une trilogie : questionnement avec Diasporas, recherche avec Diachronism et réponse avec Diagnostic… le principe de la trilogie était-il intentionnel ou s’est-il dessiné en cours de route ?

En fait, ça a été un processus assez long. Disons qu’il y a eu une rencontre assez décisive. À peu près à la même période que le concours international dont je parlais tout à l’heure, j’ai commencé à rencontrer des personnes dans le milieu de la musique – autre que classique – notamment Vincent Ségal, Amadou et Mariam, toute une scène de la chanson française, Mathieu Chédid… Parmi ces rencontre, il y en a une qui été comme un déclic assez important dans ma manière de travailler. Ça faisait plusieurs années que je composais, j’avais monté un groupe qui ne marchait pas, beaucoup de choses à côté de mon parcours classique plus conventionnel, académique, des choses que je gardais pour moi, de petits essais… Je compose beaucoup depuis que je suis petit… Lhasa de Sela - The Living RoadEt là, j’ai rencontré cette chanteuse qui s’appelle Lhasa de Sela, à l’époque de son deuxième album, The Living Road. Mexicaine, américaine, canadienne… en fait, une « gitane mexicaine » qui a vécu en caravane aux Etats-Unis une bonne partie de sa vie et qui a décidé un jour de s’installer dans le sud de la France pendant quelques années. Malheureusement, elle nous a quittés il y a presque trois ans d’un cancer, à 37 ans. C’est une artiste vraiment très impressionnante qui a réussi à mélanger avec une certaine simplicité, de façon très limpide, toutes ses influences musicales, dans son monde propre, avec l’inspiration unique qui est la sienne. C’était la première fois que j’entendais quelque chose d’aussi métissé qui ne me donnait pas l’impression d’un patchwork. J’aime beaucoup les musiques métissées, Anouar Brahem par exemple, ou d’autres musiciens qui ont des inspirations diverses, mais j’ai toujours eu l’impression, sans que ce soit une critique de ma part, qu’on va par exemple prendre une flûte, une contrebasse, et faire un « truc oriental » avec… alors qu’elle est allée chercher dans tous les environnements possibles et imaginables de la musique, de l’électronique à l’acoustique, le travail avec les voix, avec le son, et elle a créé un monde personnel, unique. C’était d’autant plus incroyable de découvrir cette artiste qu’elle m’a invité à jouer sur son deuxième album ; j’ai donc passé du temps avec elle à travailler, et ça a été un énorme déclic parce que je me suis rendu compte qu’il était possible d’avoir un langage à soi, qui ne soit pas un emprunt ou « dans le style de… » Ça m’a énormément fait réfléchir et donné envie de concrétiser toutes ces années de composition, de choses plus ou moins réussies, dans un travail de son qui m’appartiendrait.

J’ai commencé ce travail en même temps qu’une période compliquée pour moi du point de vue privé. Je me suis retrouvé seul et j’ai attaqué ce travail avec tout ce que ça engage du point de vue sentimental, humain. J’ai tout de suite senti que ça allait être long et qu’il fallait que je me libère de tout ça, que j’avais beaucoup de choses à dire et qu’il fallait que ça sorte, que ça explose pour qu’ensuite je m’amuse avec la musique, que ce ne soit pas juste un « acte de désespoir ultime », il fallait que la musique soit là pour que je me fasse plaisir… c’est aujourd’hui vraiment le cas. Mais pas à cette époque-là, et jusqu’à ce que Diagnostic sorte, le troisième… Je vous laisse deviner le sens de diagnostic : c’est vraiment le bilan, la fin de quelque chose. Avec cet album, j’ai tiré un trait sur 30 ans de ma vie et je pars sur autre chose.

Ibrahim Maalouf - DiasporasIl y a eu Diasporas, c’était un peu le déballage de toutes sortes de choses que j’avais à dire, complètement au hasard, tel que c’est sorti. Pour les trois albums, j'ai utilisé « Dia » qui en grec signifie « à travers »… Je sentais que j’avais un chemin à parcourir, cette racine devait être commune à tout ce travail, ce chemin. Diasporas, à travers l’espace, l’évocation des peuples qui quittent un pays pour aller ailleurs… Je l’ai mis au pluriel pour éviter que les gens pensent que je parlais de ma diaspora à moi, je voulais que ce soit compris par tout le monde. Je lisais il y a peu de temps, après avoir vu un débat télévisé avec Marine Le Pen, un travail universitaire sur l’histoire de France. Je me suis rendu compte que depuis des millions d’années, la France a été peuplée uniquement de gens venus d’ailleurs, et que l’homme de Cro-Magnon vient du Moyen-Orient. Tout ça pour rappeler qu’on est tous d’une diaspora de quelque part.

Ibrahim Maalouf - DiachronismDiachronism, le deuxième album, est un terme utilisé en géologie, lorsqu’on fait une étude des couches géologiques à travers le temps. Comme je travaille beaucoup par couches, je pose des idées, je reviens 2-3 mois plus tard, je pose d’autres idées, etc., ça convenait bien. Il y a quelque chose qui mûrit comme ça sur 3-4 ans, c’est le temps que je mets pour faire mes albums, et ensuite je travaille dessus, je coupe…

Ibrahim Maalouf - DiagnosticIl y a donc Diasporas à travers l’espace, Diachronism à travers le temps et Diagnostic finalement, pour revenir aux choses fondamentales : j’ai fait un travail sur moi, je l’ai assumé jusqu’au bout… Diagnostic, c’est vraiment l’essentiel, c’est ma mère, ma sœur, mon père, ma fille… Chacun des titres de cet album m’est d’ailleurs inspiré par quelqu’un de ma famille proche et dédié à cette personne. J’ai tourné une page de manière claire et définitive sur toute cette idée de thérapie… D’ailleurs, on a fait une tournée d’un an et demi à peu près, 120 à 130 concerts dans une trentaine de pays à travers le monde et ce soir, c’est la dernière ! C’est quelque chose pour nous…