interview

Ibrahim Maalouf

Propos recueillis par Stéphane Barthod
le 14 décembre 2012 au Quai des Arts (Argentan)

MUSICIEN
Ibrahim Maalouf le 14 décembre 2012 – Photo : Stéphane Barthod

Un entretien en quatre parties :

Un album plus jazz (3/4)

…en attendant la prochaine tournée, ce qui nous amène au nouvel album, Wind, avec pour le coup une couleur jazz plus marquée…

AccueilDans sa construction en tout cas, oui. En fait, l’album Wind vient d’un double fantasme que j’avais depuis très longtemps. Le premier, c’est de composer de la musique de film : c’est une énorme frustration que j’ai eue toutes ces années parce que j’ai toujours rêvé de faire ça. D’ailleurs, la musique de Diasporas n’était pas destinée à devenir un album… Je travaillais dessus parce que j’avais besoin d’exprimer des choses musicalement à la suite de ma rencontre avec Lhasa, je sentais que j’avais compris ce que j’avais envie de faire vraiment, mais à aucun moment, quelques semaines avant la sortie du CD, je n’avais pensé à en faire un album. Pour moi, c’était de la musique de film et je rêvais intérieurement que quelqu’un, à un moment donné, s’y intéresse et veuille que ça accompagne les images d’un film… Sauf que je ne l’ai fait écouter à personne jusqu’au dernier moment ! J’ai toujours eu en tout cas cette envie et ce fantasme de faire de la musique de film.

AccueilLa deuxième chose, c’est que j’avais envie aussi, dans mon travail musical, de rendre un jour hommage à Miles Davis, non pas parce que tout le monde le fait mais parce qu’il y a eu une musique de Miles, celle qu’il a composée pour le film de Louis Malle, Ascenseur pour l’échafaud, qui m’a tout simplement bouleversé, ça a été longtemps ma musique préférée parmi tout ce qui existait. Ça m’a révélé aussi le rôle de la trompette et l’intérêt que peut avoir cet instrument. Depuis tout petit, je jouais toujours de la trompette comme on me demandait de le faire, mais quand je me cachais, dans ma chambre, je faisais ce que je voulais, et ce qui me plaisait, c’était beaucoup moins fort, plus doux, feutré, quelque chose d’interdit quasiment dans le monde de la musique classique. Les quelques fois où j’ai eu le malheur de jouer de cette manière-là, mes professeurs au conservatoire me disaient que j’avais un son « en carton »… Je faisais le son qu’on me demandait au conservatoire et il fallait que je me cache pour jouer comme je l’aimais. Le jour où j’ai découvert qu’il y avait des gens, Miles Davis notamment, qui ont réussi à faire sonner cet instrument autrement, avec quelque chose de beaucoup plus doux, plus tendre, je suis véritablement tombé amoureux de cet instrument, alors que ça faisait déjà 15 ou 16 ans que j’en jouais. Je n’aime pas tout dans Miles Davis : les années 80 par exemple, je déteste ça, je n’écoute quasiment jamais toute la dernière période de Miles Davis… je n’ai pas d’admiration sans limites pour lui, comme peuvent l’avoir certaines personnes, mais je suis complètement fan de la période des années 50 et 60 et j’avais envie de rendre hommage à ce Miles-là. J’ai donc repris la formation de Miles : trompette, saxophone, piano, contrebasse, batterie et j’ai voulu faire un « Ascenseur pour l’échafaud » à ma manière.

Comme je l’ai dit tout-à-l’heure, j’ai tourné une page, j’ai maintenant envie de m’amuser avec la musique et on n’est plus du tout dans la thérapie, c’est un exercice de style, un album « à la manière de » Miles Davis, mais avec ma personnalité, mes envies, mes compositions, il y a beaucoup d’Orient évidemment puisque je ne peux pas me défaire de ça, mais le côté jazz existe, d’abord parce qu’il y a beaucoup d’improvisations, pour chacun des musiciens, et ce sont de grands improvisateurs, de jazz en effet, mais que j’ai détournés, que j’ai « pervertis », mais un tout petit peu… Il y a aussi de l’intégrisme dans le jazz, mais ces musiciens en tout cas ne sont pas des fondamentalistes du jazz et je les ai invités notamment parce qu’ils avaient cette ouverture d’esprit assez peu commune dans le milieu du jazz en ce moment. Il y a un fondamentalisme qui est un peu en train de remonter à la surface, de protection absolue, une mode qui veut que tout ce qui n’est pas issu de la musique de la Nouvelle-Orléans n’est pas du jazz. Ce qui m’a plu dans les musiciens qui jouent sur l’album, c’est qu’ils ont ce background de jazzmen, respectés par tout le milieu du jazz, mais ils ont une vraie ouverture d’esprit et quand ils me voient débarquer avec mes intonations orientales, mes quarts de tons, ma trompette un peu bizarre, ils le prennent les bras grands ouverts et ne me regardent pas avec ce regard qui dit « qui est ce gars qui se prend pour un jazzman alors qu’il n’en est pas un ? »

Pour des musiciens habitués à la gamme chromatique, le travail avec un trompettiste utilisant des quarts de tons a-t-il posé des difficultés ?

Quand je vous dis que je les ai pervertis ! (rires) Par exemple, Mark Turner, le plus respecté des jeunes saxophonistes sur la scène jazz mondiale, je lui ai donné des cours de quarts de tons, on a travaillé quelques heures, et en studio, il jouait des quarts de tons avec moi, parfois en unisson, parfois en harmonie… Pareil pour le contrebassiste. Au piano, évidemment, c’est plus difficile !... Je ne dis pas que j’ai essayé d’adapter les choses de manière artificielle, quand je parle de pervertir, ça n’est évidemment pas sérieux, mais il est vrai qu’il y a eu un minimum d’adaptations nécessaires. Ça a été fait finalement de manière très naturelle. D’ailleurs, l’album a été enregistré en une demi-journée, chose qui ne m’était jamais arrivée : chacun des albums précédents m’a pris trois ou quatre ans. Évidemment, pour cet album, il y a eu beaucoup de préparation avant, mais en studio, on n’a pris qu’une demi-journée… C’est en ça aussi que le concept de l’album est plus jazz.