interview

Ibrahim Maalouf

Propos recueillis par Stéphane Barthod
le 14 décembre 2012 au Quai des Arts (Argentan)

MUSICIEN
Ibrahim Maalouf le 14 décembre 2012 – Photo : Stéphane Barthod

Un entretien en quatre parties :

Les autres projets (4/4)

Il y a dans cet album l’idée de progression, les titres évoquent les différentes étapes du travail de création…

Le premier sentiment, c’est le doute, puis la suspicion. Quand j’ai vu le film de René Clair, sur lequel j’ai composé la musique (NDLR : La proie du vent, 1927), toutes les mélodies principales sont venues instantanément et je les ai enregistrées sur mon téléphone. Ensuite, je suis allé en studio pour poser les premiers sons, pour ne pas les oublier. Je ne savais pas quels titres donner à ces morceaux et j’ai donné les mots que m’évoquait le film au moment de la scène correspondante : il y a effectivement un moment de doute au début, ensuite on soupçonne un scénario possible, etc. Jusqu’à la fin, et le dernier passage : le mystère. J’ai donc noté tout comme ça, juste pour me rappeler de quelle mélodie il s’agissait.

À force de travailler dessus, je me suis rendu compte que ces titres, dans cet ordre, correspondaient exactement aux sentiments qui m’habitent quand je suis en train de composer : au début, quand je commence le travail sur un album ou une composition, je suis d’abord envahi par le doute, le doute de la page blanche quand on ne sait pas quoi écrire. Le deuxième sentiment qui arrive, toujours le même, c’est la suspicion… Dès que j’ai une idée musicale, mon premier réflexe est de craindre de l’avoir « piquée » à quelqu’un : il me semble l’avoir entendue quelque part, qu’elle n’est pas de moi. Du coup vient l’attente… C’est un processus de création qui est toujours le même : avec mes certitudes, mes doutes, mes problèmes, toujours dans le même ordre. Au bout du compte, aussi bien pour mes albums que pour mes autres créations avec orchestre, le mystère est que juste avant la fin, je ne sais pas encore que le travail est presque achevé, j’ai l’impression d’avoir encore quantité de choses à faire : mixer, remplacer un son, baisser le niveau d’une basse, ajouter une note… et sans que je saches pourquoi, mystérieusement, j’ai tout d’un coup le sentiment que tout s’arrête, que je ne dois plus toucher à rien, que toute modification d’un son, d’un mix, fera que ce ne sera plus bon, plus « vrai », que ça « abimera » la musique. C’est un sentiment très mystérieux et c’est aussi le dernier titre de l’album, Mystery. J’ai donc eu tous ces sentiments en regardant le film, ce sont aussi ceux que je ressens quand je dois composer… Il était du coup pour moi évident qu’il fallait que je garde ces titres tels quels.

Toujours dans cette idée de construction, le court arpège de piano qui clôt l’album, en écho à l’arpège qui l’introduit, n’est pas une pure coïncidence ?

J’aime bien les boucles. J’aime qu’il y ait une logique aux choses : elle existe toujours… ce qui me plaît, c’est de la trouver. J’ai toujours l’impression qu’i y a une raison aux choses : une idée musicale vient toujours de quelque part. J’essaie de rendre cette logique dans la construction de mes compositions. Et en effet, il y a ce rappel dans l’album, ce que peu de gens ont remarqué, le rappel du doute…

Vous avez composé un concerto pour trompette orientale, chœur d’enfants et orchestre : là aussi, il y a quantité de significations dans l’écriture…

Depuis quelques temps, on me demande assez régulièrement un exercice que d’ailleurs j’adore : écrire des pièces pour cette trompette à quarts de tons qui n’a pas encore de répertoire, relier tout le bagage de la musique classique à cet instrument, ce qui me permet de composer, même s’il n’y a pas d’album à la clé.

Il n’y en aura pas pour cette œuvre ?

A priori, non, sauf si une grande maison de disques s’y intéresse… il y aurait énormément de frais : ça engage tout de même presque 250 personnes. Parmi ces différentes créations, Radio France et le festival de Saint-Denis m’ont demandé d’écrire non pas une simple pièce, mais une œuvre symphonique avec les moyens et l’orchestre de mon choix. J’ai donc réfléchi à ce que j’avais envie de faire et, encore une fois dans la logique des choses, je n’avais jamais encore rendu hommage à mon père, avec qui je ne suis plus en contact depuis quelques années. Je souhaitais malgré tout lui rendre cet hommage car il m’a tout donné…

Cette pièce s’appelle Point 33… Sans rentrer dans les détails, parce que c’est très compliqué, le .33 renvoie à la notion d’infini (.333333…) Plus jeune, j’ai fait beaucoup de maths et j’ai toujours établi un lien entre les maths et la musique. Dans cette œuvre, tout a été écrit sur la base du 3 et de toutes ses variantes possibles… L’infini, c’est l’amour infini que j’ai pour mon père, mais beaucoup d’autres choses également. La pièce en entier est composée sur le battement cardiaque, il y a énormément de choses autour de cette pièce, j’ai d’ailleurs écrit une dizaine de pages pour l’expliquer. Les chœurs d’enfants que j’ai demandés renvoient à tous ces enfants qui ont rythmé la vie de mon père pendant de nombreuses années ; il était professeur de trompette et a enseigné dans six ou sept conservatoires dans sa vie… Des générations d’enfants se sont succédé et ça a rythmé sa vie. C’est la maîtrise de Paris puis la maîtrise de Radio France qui les ont représentés. On rejoue d’ailleurs cette pièce à Aix en Provence le 25 janvier 2013.

Au sujet de Wind, à sa sortie, vous parliez sur votre page Facebook de « calme avant la tempête » en évoquant un prochain album quasiment prêt… Qu’en est-il ?

En général, je suis assez boulimique de travail, j’ai du mal à me contenter d’un seul projet à la fois. J’ai l’impression d’avoir une chance inouïe de faire ce métier, de composer… Plus jeune, je n’aurais jamais imaginé qu’un jour par exemple, Radio France m’appellerait pour composer : c’est quelque chose que je faisais de toute façon. Conscient de la chance de vivre de ça, qui peut s’arrêter dans 3, 5, 10 ou 20 ans, j’en « fais des tonnes ». Composant énormément, j’ai presque deux albums d’avance ; je suis en train de travailler sur la suite, non pas celui qui vient après « Wind » mais le suivant encore… C’est d’ailleurs ça qui me permet de construire les choses avec logique : je les vois à l’avance, je sais ce que j’ai envie de faire et j’essaie de concrétiser ces rêves. Je n’ai pas eu jusqu’à présent de panne d’inspiration… Ça étonne certains de mes amis compositeurs, mais il y a tellement de musiques que j’ai envie d’entendre que je travaille très vite et, en effet, j’ai donné un petit indice sur ma page Facebook : pour expliquer pourquoi cet album (Wind) est très doux, calme, c’est un peu comme le vent avant la tempête… À suivre dans quelques mois.