interview
Céline Bonacina
Propos recueillis par Stéphane Barthod
le 7 octobre 2023
Un entretien en trois parties et une annexe :
Les premiers albums
Au bout de sept ans à la Réunion, tu reviens en métropole…
Oui, je suis restée six ans et demi, sept ans. L’île est petite quand même. J'ai joué avec énormément de musiciens. Par ailleurs, tout était devenu compliqué pour se rencontrer en raison de problèmes de circulation… à l'époque, il n'y avait pas encore cette fameuse route des Tamarins qui a été construite plus tard (NDLR : en 2009), qui est en fait une autoroute qui rejoint l'ouest de l'île au sud. Ça devenait compliqué pour se rencontrer. Plusieurs fois, je me suis retrouvée avec des musiciens qui ne pouvaient pas venir. J’ai aussi déménagé, ça bloquait de plus en plus pour tout ce que je voulais entreprendre, plusieurs choses m’ont fait sentir qu'il fallait partir. Ma première démarche a été de voir s'il n'y avait pas des postes, parce que j'ai été en poste au Conservatoire de la Réunion pendant toutes ces années et j'aimais beaucoup l'enseignement déjà à cette époque. Je suis allée passer un entretien, c'était à Alençon, ça a marché, et je suis partie. J’ai versé ma larme, je ne suis pas partie facilement, mais j'ai eu la chance de pouvoir enregistrer un disque juste avant de partir, grâce à deux musiciens qui venaient construire leur studio là-bas et qui jouent sur le disque : Didier Makaga et Lionel Guillemin. J’ai terminé l'album une semaine avant de partir. En fait, ça a été un truc complètement à l'arrache. Ça a été une proposition de ces musiciens qui ont dit : « Mais Céline, tu ne peux pas partir sans avoir enregistré ta musique. Nous, on ouvre un studio, viens, on joue avec toi ». C'était un peu incroyable, et je suis partie de l’île avec ça. Et « ça », cette galette, c'est celle qui a tracé toute la suite en fait. Parfois on fait des choses sans imaginer les conséquences que ça peut avoir dans nos vies. C'est fou. Ensuite, je me suis débrouillée toute seule pour ce disque. J’ai fait appel à des gens pour mixer, pour faire la pochette, mais c'est une vraie autoproduction avec les moyens du bord du moment. À l'époque où j'allais dans les Fnac, j'ai envoyé le disque au petit bonheur la chance à certains magazines. Et puis voilà, il y a Jacques Chesnel qui avait repéré le disque (lire l'article sur le site Culture Jazz Céline Bonacina : une découverte (d)étonnante !). Puis ça a été de fil en aiguille, ce disque enregistré à la Réunion, qui a fait que j'ai commencé à chercher à jouer ici.
Avec ce poste à Alençon, il est question de pédagogie, de transmission. Est-ce dans ta vie de musicienne à niveau égal avec la composition, les disques, les concerts ?
Je suis toujours en poste à Alençon, c'est quelque chose qui me prend beaucoup de temps en fait, et je partage vraiment ma vie entre l'artistique et le pédagogique. En fait l'apogée de cette pratique a été mon Megapulse Orchestra, un gros projet avec des musiciens amateurs qu'on a produit à Coutances en 2016 (lire la chronique « Voyage avec le Megapulse Orchestra »). Là vraiment, ma vie artistique et ma vie pédagogique sont couplées sur un même niveau.
Tu l'as repris cette année en Bretagne
Oui, c'est un peu en fonction des demandes et des moyens parce que c’est une grosse, grosse machine. Ça demande énormément de logistique, de partenaires, de relais. C'est un très gros travail, il faut quand même au moins un an et demi de préparation avec les participants. En Bretagne, c'était grâce à Didier Momo, le chef d'orchestre qui, lui, l’avait recréé là-bas. Je ne vois pas comment je peux retrouver encore le temps maintenant d'être à la tête de l'organisation de ce projet, comme je l'ai fait l'année de la création à Coutances. C'est très chronophage, énergivore, très compliqué à mettre en place… Mais c'est un projet extraordinaire de partager tout ça à autour de la musique de l'océan Indien.
L'aventure Nguyên Lê
Tu as joué avec beaucoup de musiciens, mais j’aimerais revenir sur certains avec lesquels tes collaborations ont été particulièrement fructueuses, je pense notamment à Hary Ratsimbazafy qui a été durablement le batteur de ton trio, une sorte d’alter ego, mais aussi Nguyên Lê et Chris Jennings
Oui, avec Hary, on a construit ensemble l'identité du trio. Ce trio, c'est Hary et moi quelque part. Toute seule, je n'aurais rien fait. Il a apporté vraiment la touche malgache et la touche jazz. On a collaboré énormément pour la musique et, oui, c'est comme si j’avais besoin d'avoir un partage dans mes projets. C'est pour ça qu'avec Hary ça a duré très très longtemps. Après, on évolue et d'autres rencontres se font. Il y a donc Nguyên, ça a été vraiment en même temps que cette période. Et quand j'ai commencé à rencontrer Chris, ça a été aussi musicalement et humainement un succès. Ça m'a fait développer une autre facette de ma façon de jouer, de ma façon d'envisager la composition. Chacun à son niveau, ce sont vraiment des partenaires qui m'ont aidée à avancer sur un chemin plus créatif aussi, qui m'ont encouragée, à qui je me suis souvent référée pour avoir leur avis…
Comment s’est passée la rencontre avec Nguyên Lê ?
Avec Nguyên, c'est un vieux rêve. Je l'avais vu en tant que spectatrice à un festival de jazz à Junas, je devais avoir 18 ans, et Nguyên est arrivé sur scène dans un projet avec Paolo Fresu. J'ai été complètement subjuguée. Il satellisait un truc, complètement, je ne sais pas, c’était incroyable ! Ensuite j'ai écouté tous ses disques, je suis devenue hyper fan et quand j'ai écrit le morceau « Vue d'en haut », pour mon premier disque, j'ai été très inspirée par l'un de ses morceaux qui s'appelle « Bakida ». La grille de solo, sur deux accords, est très poétiques. Je disais, au début, que j'ai beaucoup relevé les solos des uns et des autres pour le langage jazz, etc. Eh bien, quelque part, l'esprit de mes compositions, de ma manière d'appréhender la composition, c'était justement en écoutant la musique de Nguyên. Voilà, c'est encore un truc très autodidacte ! Tout passe par le son. Je suis très peu passée par la théorie pour réaliser les choses, même si j'ai des connaissances qui sont indispensables. Mais quand même, ma première approche est vraiment très sensorielle. Et dans le ressenti. Après, je me sers de mes bagages pour créer les choses plus en profondeur.
Nguyên a eu vraiment un « multi rôle » dans ma vie, qui se poursuit d'ailleurs puisque je continue aussi à jouer avec lui. Il a été une très forte source d'inspiration, pour créer. Les premières fois que j'ai essayé de rentrer en contact avec lui en lui faisant des propositions, je crois me rappeler qu'il n'était pas disponible, quelque chose comme ça. Et puis un jour, on s'est rencontrés à Coutances. C'était l'année 2008, quand je suis venue jouer avec Andy Sheppard pour « Saxophone Massive » (lire la chronique « Le choc »), Nguyên venait jouer également avec Andy, pour « Melody Gainsbourg » (lire la chronique « Je t’aime moi non plus »). Et le soir, il y avait une grande tablée au restaurant, je crois que c’était le jour de mon concert en trio (lire la chronique « Rendez-vous aux caves pour écouter Céline Bonacina »). Au restaurant, il y avait une place vide à côté de moi, et tout-à-coup, Nguyên est arrivé et s’est assis là. J’étais très impressionnée, et on a discuté, je lui ai passé mon disque en lui expliquant que c’était grâce à lui. Après cette soirée, il m’a mis un petit mot sur MySpace (NDLR : réseau social, avant Facebook, très utilisé par les musiciens) pour me dire qu’il avait écouté mon disque et que je « jouais super ! » C’était extraordinaire, pour moi, qu’il m’écrive ça… Ensuite, j’ai remporté le tremplin « ReZZo Jazz à Vienne » en 2009, dont le prix était l’enregistrement d’un disque. On m'a donné carte blanche pour créer quelque chose qui me tiendrait vraiment à cœur, et j’ai souhaité inviter Nguyên Lê sur mon album. Je l’ai appelé et il a accepté ! On est allés au studio du Flon à Lausanne. J'ai envoyé la musique et les maquettes, et il est venu enregistrer les titres. J'étais dans tous mes états… Un enfant ! Ce qu'il a joué sur ce disque, quasiment en une prise, c'était extraordinaire. J'ai encore le souvenir du morceau qui s'appelle « Jungle » où il balance des trucs pas possibles derrière, sur « Entre deux rêves » aussi… Je m'en souviens encore, j'en ai des frissons. La vie en studio avec lui, c'était vraiment incroyable. Il fait partie des plus grands guitaristes au monde. Il joue une note, tu sais immédiatement que c’est lui.
En plus de venir jouer, il s'est impliqué beaucoup plus largement dans l'album, et par la suite aussi…
Oui, quand il a vu la qualité du résultat, il m’a encouragée à l’envoyer à ACT. Il avait lui-même été introduit chez ACT par Peter Erskine, et il a été également un passeur pour moi. On ne savait pas si ça plairait à Siegfried Loch, le patron d’ACT, mais il a eu un coup de cœur, et la présence de Nguyên sur le disque a sûrement joué également… j’ai envoyé la maquette et il a signé tout de suite, ce qui n’est apparemment pas habituel.
Des instants magiques
Plus tard, avec ton Crystal Quartet, il y a l’arrivée du pianiste Gwilym Simcock, qui va jouer par la suite avec Pat Metheny
Avec Gwilym, on s’est rencontrés à travers un dispositif dont Laurent Carrier, mon producteur, a été acteur. Le dispositif s’appelait Jazz Shuttle et avait pour vocation de favoriser les partenariats entre musiciens anglais et français. Laurent et la manageuse de Gwilym ont essayé de créer une passerelle pour que l’on fasse quelque chose ensemble. Gwilym a été intéressé et on a créé un trio au départ, auquel s’est ajouté par la suite le batteur Asaf Sirkis. C'était une très belle collaboration. J’ai une anecdote à ce sujet… Je revenais de Suède et je devais aller à Londres pour justement répéter pour ce projet, en vue de concerts qui devaient avoir lieu à Hambourg en décembre 2015, avant d'enregistrer le disque. J'ai eu un problème d'avion, de surbooking, et je n'ai pas pu arriver à l'heure. En plus, je n'avais pas de contrebassiste à l'époque… Finalement, sa manageuse nous a prêté son lieu, une maison incroyable dans Londres, et j’ai joué seulement avec Gwilym. On n'était que deux et on a écrit un morceau ensemble qui s'appelle « Two Sides », qui est sur l’album Crystal Rain. J’étais arrivée vers 20 h ou 21 heures, on a mangé et à partir de 23 heures, on s’est mis à répéter, et on a commencé à créer quelque chose tous les deux, c'était extraordinaire. J’improvisais les parties, je jouais, j'enregistrais et lui, il écrivait… C'était mon scribe, en instantané, et il jouait des choses dessus. On a créé le morceau de toutes pièces. On a travaillé pendant des heures. C'était vraiment un moment assez unique en son genre. Gwilym était capable d'écrire en direct, d'imaginer toute l'harmonie sur ce que j'étais en train de jouer. Il y avait un côté complètement magique. C'est ce genre de moments qui parfois oriente complètement ta vie, t’emmène dans une autre direction et tu ne le sais pas sur le coup. C'est ça qui est extraordinaire dans nos vies de musiciens, certaines rencontres prennent des proportions… À travers le son, à travers la musique, c'est le moteur de ce qu'on vit en fait. Et ça, c'est au-delà de tout. Parfois, c'est l'essence de ce que les gens vont entendre ensuite, gravé quelque part.